Je regrette !

Je me réveille avec un sursaut soudain, comme si je venais d’émerger brutalement d’un cauchemar. Pendant quelques instants, je me demande si je viens de crier ou si les échos mourants de hurlement que je crois encore entendre résonner, à la frontière de ma perception, ne sont que les derniers résidus d’un mauvais rêve.

Il me faut quelques instants pour trouver mes repères. J’ai dû m’assoupir sans m’en rendre compte car je ne suis pas dans mon lit, mais assis sur une chaise inconfortable, dans une vaste salle blanche que je ne reconnais pas. J’ai l’esprit encore embrumé et la lumière trop vive me force à fermer immédiatement les yeux : je suis tenté de me laisser retomber dans le sommeil et l’oubli, mais une part de moi s’accroche à la conscience et m’en empêche. Je me frotte vigoureusement les paupières dans l’espoir d’y voir un peu plus clair.

Je rouvre doucement les yeux, en prenant soin de laisser mon regard remonter lentement du sol vers l’horizon pour leur laisser le temps de s’accoutumer à la lumière. Devant moi se trouve une table noire et mate, étonnamment longue. Assis à son extrémité se trouve un homme en complet-veston sombre, qui m’observe sans ciller, droit et inexpressif. Je ne le connais pas, mais j’ai la vague sensation de l’avoir déjà vu quelque part. Il m’inspire une sensation de méfiance indicible sans que je puisse m’expliquer pourquoi.

Même après m’être frotté les yeux, j’ai du mal à distinguer clairement ses traits, tant la lumière est aveuglante. Il a un visage pâle, glabre et anguleux, d’une beauté froide et sévère. Ses cheveux noirs mi-longs sont soigneusement coiffés de part et d’autre de son visage, de façon parfaitement symétrique. Il semble jeune, mais quelque chose dans son apparence et son attitude m’évoque un homme beaucoup plus âgé.

Je réalise que je le fixe depuis plusieurs secondes sans rien dire et que ses yeux bleus délavés soutiennent mon regard sans ciller. Gêné, je bafouille : « Excusez-moi, je crois que je me suis assoupi. Où en étions-nous ? »
L’homme me fixe encore quelques instants avant de répondre. « Ne vous en faites pas, ce n’est pas la première fois que cela arrive », finit-il par dire d’une voix grave mais étonnamment douce. « Vous étiez sur le point de compléter ce document. »

D’un geste vif, il fait glisser sur la table une unique feuille de papier, qui s’arrête juste sous mes yeux. Une seule phrase y est écrite, en grands caractères d’imprimerie. Je la lis une première fois sans la comprendre, puis une deuxième, une troisième – jusqu’à m’être persuadé que mes yeux ne me jouent pas de tours.

L’homme me fixe toujours. Je cherche l’ombre d’un sourire sur ses lèvres pâles ou l’étincelle d’un rire réprimé dans ses yeux glacés, mais ses traits figés ne trahissent aucune expression. « C’est une blague ? » finis-je par demander.
L’homme ne répond pas – ou du moins, pas avec des mots : son visage grave et immobile répond plus sûrement à ma question que n’importe quelle dénégation. Quelque chose dans son attitude impassible, dans l’anormale symétrie de son visage et dans sa façon de me regarder fixement éveille en moi un sentiment de malaise croissant. Les secondes s’égrènent dans un silence pesant et je réalise qu’il n’a pas l’intention de me répondre.

« Qui êtes-vous ? » dis-je en me relevant, soudain énervé. « Je n’ai pas le souvenir d’être arrivé ici. Où suis-je ? »

Cette fois, je crois voir un vague sourire se dessiner sur les fines lèvres de mon étrange interlocuteur. Je pense même y distinguer une note de suffisance ou de moquerie, mais c’est sur un ton mesuré et poli qu’il m’explique : « Je suis quelqu’un qui vous a promis trois faveurs. Je suis aussi quelqu’un qui tient toujours ses promesses. Quant à votre deuxième question… » Il s’interrompt quelques instants, le temps de jeter un regard ostensible tout autour de lui, puis termine : « … je pense qu’au fond de vous, vous le savez déjà. »

La réponse cinglante que je m’apprêtais à lui lancer meurt dans ma gorge alors que mon regard suit le sien. Mes yeux se sont désormais accoutumé à la luminosité mais, pendant quelques instants, mon cerveau refuse d’accepter les images impossibles qu’il reçoit. L’endroit où nous nous trouvons n’a ni mur, ni plafond, ni source de lumière – un désert infini blanc et uni, trop parfait pour être réel.

J’ai la sensation que le sol se dérobe sous mes pieds et que je tombe dans un puits sans fond. Mes souvenirs me reviennent soudain, par vagues de sensations et d’images fugitives.

La ferme de mes parents – la douce voix de ma mère chantant pour m’endormir, les babillements de ma petite soeur, le clapotement de l’eau de la rivière où j’allais jouer en été…

Mes études – les heures passées penché sur des livres anciens, la fraîcheur et l’amertume des bières partagées avec mes amis, la force de ma résolution lorsque j’ai décidé de tirer les leçons de l’histoire et de m’investir dans la construction d’un avenir meilleur…

Ma rencontre avec Elle – son sourire taquin, son rire musical, la douceur de ses lèvres, mais aussi la force de ses opinions, la passion dont elle faisait preuve lorsqu’elle les défendait, son charisme irrésistible lorsqu’elle s’adressait à une foule… Elle, la plus brillante et la plus prometteuse d’entre nous. Elle, la femme de ma vie.

Le jour où Elle a failli mourir – l’éclat du soleil reflété sur un fusil au milieu de la foule, le temps qui semble ralentir alors que je La pousse désespérément hors du chemin, le fracas de la détonation, notre soulagement lorsque nous avons réalisé que nous étions tous indemnes, les réactions des médias face à l’assassinat manqué d’une étoile montante de la politique…

Son irrésistible ascension vers le pouvoir – les heures passées à discuter stratégie et discours en tête à tête, la joie des victoires successives, l’espoir naïf en un futur meilleur…

Puis, l’horrible réalité – les slogans des manifestants, le crépitement des armes, l’odeur âcre des cendres mêlées au sang….

Enfin, la trahison – la pâleur de son visage lorsqu’Elle a vu que tout était perdu, la haine dans son regard lorsqu’Elle a compris que j’étais à blâmer, mon dernier hurlement…

Je regrette.

Le plus dur n’est pas de réaliser que je suis mort. Le plus dur est de me rappeler soudain de toutes les horreurs qui sont arrivées par ma faute et de la trahison que ma conscience m’a poussée à commettre. Le poids de la culpabilité s’abat sur moi comme une chape de plomb.

J’ai dû rester silencieux très longtemps car, soudain, l’homme reprend la parole, de sa voix douce mais décidée : « Vous ne pouvez pas vous en rappeler, mais vous m’avez jadis rendu un service précieux, qui fait que j’ai une dette d’honneur envers vous. Comme le veut la tradition, il a été convenu que cette dette serait payée en trois fois, sous la forme de trois services que je m’efforcerais de vous rendre dans la limite des capacités propres à mon espèce. »

Je le regarde avec incrédulité mais il poursuit, imperturbable, comme s’il lisait un contrat à voix haute ou répétait un discours préparé de longue date : « Je vous ai déjà rendu deux de ces trois services, ceci sera donc notre dernière rencontre. C’est vous-même qui avez, dès le départ, défini la nature précise de cet ultime service : il été convenu qu’au cas où il vous… arriverait malheur, je vous offrirais une opportunité de corriger les choses. »

Il se tait quelques instants, les yeux fixés dans les miens. Il arbore toujours le même minuscule sourire difficile à interpréter, mais j’ai l’impression qu’il est un peu contrarié alors qu’il enchaîne : « Un choix d’une rare sagesse, je dois le reconnaître. La marque d’un homme déterminé à tirer les leçons des erreurs des autres grâce aux histoires qu’ils nous ont transmises, m’avez-vous expliqué à l’époque. Comme vous pouvez le lire, les termes sont clairs : il ne vous reste plus qu’à répondre. »

Il se tait et me fixe avec gravité. Il attend visiblement une réponse de ma part, mais je suis pris d’un éclat de rire irrépressible face à l’absurdité de la situation. Je ris aux éclats – jusqu’à ce que mes côtes me fassent mal, jusqu’à ce que ma voix s’éraille, jusqu’à ce que des larmes coulent sur mes joues, jusqu’à ce que mon rire se transforme en gémissements incontrôlables et douloureux. La tête enfuie dans mes bras, je tente vainement de réprimer mes sanglots.

Après une éternité, lorsque je me redresse enfin, l’homme n’a pas bougé d’un cil et continue à me fixer, impassible. « Qu’est-ce que cela fait de vous ? » finis-je par croasser d’une voix rauque, que je m’efforce de rendre sarcastique. « Un génie ? »

Son sourire me semble à nouveau moqueur, sans qu’il semble pourtant avoir bougé un muscle : « D’une culture et d’une ère à une autre, vos semblables m’ont donné beaucoup d’autres noms, souvent moins flatteurs. Ce que je suis n’a pas d’importance ici. Seule importe votre décision. »

Pendant un instant, je crois avoir aperçu ses lèvres fine s’entrouvrir sur une double rangée de minuscules dents effilées… mais il doit s’agir du fruit de mon imagination, car pas un seul de ses muscles n’a bougé.

« J’ai lu suffisamment d’histoires pour savoir que les souhaits de ce genre font rarement le bonheur de ceux qui les formulent », dis-je en essayant de garder la tête froide et d’ignorer la panique que je sens lentement monter en moi.

« Pourquoi accepterais-je votre offre ? »

Il reste impassible. « Vos semblables et vous avez tendance à souhaiter les choses qui vous font le plus de mal. Comme je l’ai dit, je tiens toujours mes promesses. Notre contrat n’a pas de clause cachée et jouer sur les mots ne m’amuse plus depuis longtemps. Et puis, de toute façon… » commence-t-il, mais il s’interrompt le temps de jeter un coup vers le désert immaculé de notre prison commune, avant de terminer : « … quel autre choix avez-vous ? »

Nouvelle vision fugitive d’un sourire hérissé de dents pointues. Je frissonne.

« Ne pas reproduire les erreurs de ces histoires, ou de l’Histoire tout court, est de toute évidence important pour vous », poursuit-il. « Ceci est une occasion de tirer un enseignement de votre propre histoire et d’éviter d’y refaire une erreur. Pourquoi ne la saisiriez-vous pas ? »

Je regarde fixement la feuille qu’il y a devant moi. Je lis et relis la phrase dans l’espoir d’y trouver un sens caché ou une autre réponse que celle à laquelle j’ai immédiatement pensé, avant même d’avoir pris la proposition au sérieux. Aucune autre idée ne me vient à l’esprit.

Je regrette. Je ne pense pas qu’Elle ait pu les comprendre, mais je sais au fond de moi ce que mon dernier cri signifiait vraiment : plus encore que le fait d’avoir trahi la femme que j’aimais, je suis mort en regrettant d’avoir été si longtemps complice de ses actes.

J’avise une plume d’oie posée à quelques centimètres de la feuille, à la limite de la portée de mon bras. Je ne l’ai pas vu l’y déposer mais, lorsque je lève un regard interrogateur vers l’autre homme, il se contente de hocher imperceptiblement la tête en signe d’encouragement. Je n’ai pas besoin de davantage d’explications.

Je ne ressens aucune douleur lorsque la pointe de la plume entaille le bout de mon index : le souvenir de la mort est encore trop vif dans mon esprit, une coupure n’est rien en comparaison. Une goutte de sang perle, tombe sur la feuille et s’étend lentement en une fleur écarlate.

Alors que je m’apprête à écrire, l’homme ajoute soudain : « Pour que les choses soient claires, vous vous rappellerez de tout, mais pas pour longtemps. Le corps humain n’est pas fait pour contenir les souvenirs de plus d’une existence – pour changer les choses, vous devrez agir vite, avant que votre ancienne vie ne devienne plus que l’ombre d’un mauvais rêve ».

Je soutiens son regard. « C’est le prix à payer pour un nouveau départ », explique-t-il, implacable. « Je n’y suis pour rien. Préféreriez-vous passer votre nouvelle vie hanté par les souvenirs de celle que vous venez de perdre ? »

Il me faut quelques instants pour réaliser pleinement ce que cela implique, mais je sais au fond de moi qu’il n’y a pas d’autre option. La main tremblante, je trace mon souhait en lettre de sang, puis fais glisser la feuille dans la direction de mon cruel bienfaiteur.

L’homme tend le bras, attrape le document et l’élève lentement à hauteur de ses yeux. Pendant quelques instants, son visage est caché par la page sur laquelle je vois, par transparence, que la tache de sang continue lentement à fleurir.

Lorsqu’il repose enfin le document, son sourire a disparu et je crois déceler pour la première fois une expression autre que l’amusement ou la contrariété sur son visage anguleux. Il semble quelque peu déçu et lorsqu’il relève les yeux vers moi, je crois y voir briller un peu… de pitié ? De tristesse ?

« Vous avez pris la même décision la première fois », explique-t-il de sa voix douce en déposant sur la table deux autres feuilles de papier où je distingue des taches de sang brunies, « mais pas la deuxième. Je suppose qu’il est plus simple pour vous de tirer des leçons des erreurs des autres que des vôtres. Vous êtes peut-être plus sage que vos semblables mais, en définitive, vous avez vous aussi souhaité ce qui vous fait le plus mal. »

Quelques minutes plus tard, lorsque la détonation retentit et que j’enserre en sanglotant le corps de la seule femme que j’ai jamais aimée, cette phrase est la dernière à s’échapper de mon esprit.