Freddie el ornitorrinco
Mathilde s’en était grillé une sur sa terrasse, puis elle était allée se coucher, soirée normale… Quand elle a vu, par sa porte restée entrouverte, dans la pièce en face de sa chambre de l’autre côté du couloir sa trouvaille de cette après-midi s’enflammer sur son bureau,. Un œuf gros comme sa tête déniché au pied d’un chêne du parc voisin, qu’elle a ramené chez elle plus par jeu et par frime que pour ensuite le donner à un ornithologue. Maintenant elle se dit qu’elle aurait dû laisser cette bizarrerie aux mains de la science au lieu de la garder pour elle… Mais en termes d’anormalité, l’œuf n’a pas dit son dernier mot. Il est léché par des flammes plus qu’étranges, d’un bleu gelé, mais qui ne brûlent pas au toucher. Après les avoir effleurées du bout des doigts, Mathilde s’est rencognée contre ses étagères, à l’opposé de son bureau, inquiète et intriguée.
Elle voit le sommet de la coquille se fendiller sous les flammes bleues, et la fêlure grossir, laissant apparaître une chose marron et dure qui pousse depuis l’intérieur pour sortir ; un bec ? Elle attrape, à l’aveuglette, un coupe-papier dans son dos, et s’approche à pas lents, hypnotisée par le feu. Elle aurait bien pris des photos, mais son téléphone est resté dans le salon…
L’œuf continue de se fissurer, et finalement le haut de la coquille saute dans un craquement sonore ; un animal s’extirpe par le trou et tombe sur le bureau avec un bruit flasque. Mathilde essaie de reculer plus encore, effarée, hagarde. La bestiole devant elle, elle n’en avait vu que dans des manuels de SVT du temps où elle était collégienne, et encore, jamais de cette couleur…
L’ornithorynque, au poil fourni et d’un beau bleu roi, saute à terre, se réceptionne en poussant un petit couinement tout bonnement attendrissant, et s’approche à pas patauds de Mathilde pour se frotter contre ses jambes, tout chaud et mouillé d’albumen, transi d’amour pour sa nouvelle maman.
« Qu’est-ce que je vais faire de toi, mon pote… ? »
Mathilde a pris l’ornithorynque dans ses bras ; elle l’a porté jusqu’à la salle de bains, l’a laissé tomber dans sa baignoire et a ouvert tout grand le robinet d’eau chaude. La bestiole a eu la frousse de sa courte vie en voyant le jet brûlant tourbillonner dans l’habitacle et venir tremper ses pattes d’anatidé. Puis Mathilde a mis de l’eau froide pour équilibrer la température, et bien vite l’ornithorynque a repris confiance. Elle a laissé l’eau couler jusqu’à remplir la baignoire au tiers, puis elle a pris son courage à une main, le savon dans l’autre, et elle a soulevé la tête de l’animal par son bec pour lui frictionner la tête et la débarrasser de sa saleté. Ce dernier a d’instinct fermé les yeux, a un peu braillé quand elle l’a soulevé sous un bras pour le nettoyer entièrement, puis Mathilde l’a laissé se rincer de lui-même dans l’eau du bain qui avait pris une curieuse teinte laiteuse.
Elle a lavé ses mains dans le lavabo, débouché le conduit de la baignoire pour faire partir l’eau, a un peu regretté que la couleur de l’ornithorynque ne soit pas partie au lavage : retrouver sa bestiole d’un beau marron habituel l’aurait un peu rassurée. Elle l’a essuyé dans une serviette, a un peu pouffé en le voyant ébouriffé de partout comme une star de rock… puis Mathilde l’a mis sur le pas de sa porte et a fermé à clé en espérant que demain matin, il aurait disparu.
Pas d’ornithorynque bleu sorti d’un œuf géant accepté dans son appart’. Elle ira consulter son psy demain, avec une semaine d’avance.
Malheureusement pour elle, l’ornithorynque bleu sorti d’un œuf géant n’est en rien un mauvais rêve ou le résultat d’une cigarette garnie d’herbes à son insu ; à peine l’animal voit-il le battant se refermer sur le visage de sa maman adorée qu’il se met à pleurer comme tout nouveau-né qui se respecte, qui a froid, faim, et qui se retrouve abandonné en territoire hostile. Mathilde doit rouvrir quelques instants plus tard, gênée, en espérant très fort qu’aucun de ses voisins de palier ne viendra voir ce qui se trame devant chez elle. Elle s’empare du mammifère en le prenant sous le ventre, là où sa fourrure est plus soyeuse qu’ailleurs, et se résigne à dormir avec lui dans le canapé, étant donné qu’il refuse de s’éloigner d’elle et qu’elle ne veut pas garnir son matelas de poils bleu roi.
« Un mammifère qui a un bec et des pattes palmées, qui pond des œufs, dont les griffes sont enduites de poison… »
Il est sept heures du matin. Mathilde, en nuisette devant son ordinateur, jette un regard soupçonneux à l’ornithorynque qui lape un bol de lait sur la table du salon. Elle a décidé de l’appeler Freddie et de le garder avec elle pour l’instant, par prudence. Freddie n’a pas l’air bien dangereux.
« Tu as des griffes empoisonnées, toi ? »
Elle frissonne en se rappelant qu’elle a passé la nuit en le serrant contre son cou. Elle palpe sa nuque et son décolleté, n’y sent aucune irritation, aucune plaie. Elle passe prudemment un doigt sur les pattes de l’animal, n’y sent aucun liquide. De plus, il ne semble pas avoir de griffes, juste un fin duvet bleu sur ses pattes.
« Pas dangereux pour un sou, mon Freddie… »
Elle referme son ordinateur et dépose un baiser sur le crâne de l’ornithorynque, puis elle le prend sous le bras et l’emmène avec elle dans la salle de bains. Elle le laisse sur le couvercle des cabinets le temps de se laver. Elle a la désagréable impression qu’il la reluque.
Puis elle se maquille, prend un cabas et fourre Freddie dedans.
« Ne gigote pas, on va faire croire que tu es une peluche, OK ? »
Le frigo est vide, il n’y a plus rien à manger. Mais Mathilde rechigne à laisser l’ornithorynque seul chez elle, alors elle n’a trouvé que cette parade…
Dans la rue, elle est persuadée que tous les passants la dévisagent. Il suffirait que Freddie bouge un peu dans son sac, ou qu’il sorte la tête… Elle entre dans le supermarché du quartier, taille bavette quelques minutes avec le poissonnier, un vieil ami de sa famille, quand soudain elle sent l’ornithorynque s’agiter entre les légumes qu’elle a déjà achetés. Puis sa tête toute douce frôler son avant-bras quand il sort le bec à l’extérieur. Aussitôt elle se met de profil pour le masquer à la vue du poissonnier. Elle sent venir un début de trouille quand il se met à couiner avec empressement, bizarrement excité.
« La ferme, Freddie ! »
Elle essaie d’appuyer sur sa tête et salue le poissonnier pour s’éloigner à la va-vite. Une fois camouflée derrière un rayon, elle s’aperçoit que la bestiole s’efforce de se sortir du cabas. En suivant son regard brillant, elle rencontre celui d’une jeune femme plutôt louche, avec de longs cheveux noirs et épais tressés jusqu’à ses fesses, toute vêtue de cuir sombre ; plutôt aguicheur. Et surtout, elle porte un très large chapeau de paille, un sombrero mexicain lui semble-t-il, fait de brins multicolores qui composent des motifs géométriques sur les bords de son couvre-chef. La femme tient deux bouteilles de sangria sous l’un de ses bras, du champagne dans son autre main. Avisant Mathilde en train de la dévisager, elle fait claquer sa langue et lui adresse un clin d’œil malicieux, puis elle s’en va vers les caisses d’une démarche de mannequin. Mathilde fourre la tête de Freddie dans le cabas et la suit, intriguée par l’échange de regard entre l’ornithorynque et elle. Elle va à la même file que la mystérieuse femme, à deux personnes d’intervalle ; mais le temps que la queue avance, celle-ci a eu le temps de payer son alcool et de sortir du supermarché. Quand Mathilde parvient enfin à l’extérieur, elle a disparu. Elle entend des gémissements étranges : dans le cabas, Freddie a le regard fixe et déçu. Mais plus que tout, dans ses globes noirs s’agite une conscience nouvelle. Comme si son innocence de nouveau-né s’en était allée avec la femme au sombrero.
Le soir, Mathilde donne à nouveau du lait à Freddie, mais le comportement de l’ornithorynque a changé. Fini son amour aveugle pour elle ; il a l’air triste – autant qu’un ornithorynque peut avoir l’air triste – et il chipote un peu pour finir sa soucoupe. Il est moins câlin que dans la journée, et il reste près de la fenêtre à guetter on ne sait quoi dans le ciel nocturne. « Perché, l’animal, j’habite au quatrième étage, je me demande ce qui pourrait venir nous embêter par la fenêtre… Des extraterrestres ? La nana de tout à l’heure ? » Mathilde ne se l’avoue pas clairement, mais elle est un peu inquiète pour Freddie. Elle commence à l’apprécier, sa bestiole. Qu’est-ce qu’il adviendra de lui à long terme ? Pourra-t-elle le garder dans le plus grand secret ? Mais ce sont trop de questions sérieuses pour un samedi soir. Mathilde et Freddie regardent une émission de chant sur la 3, puis l’ornithorynque demande à faire un peu trempette dans la baignoire, elle le sèche en lui lisant un album illustré de quand elle était petite… Ils retournent dormir dans le canapé. Freddie ronronne et Mathilde s’assoupit rapidement.
« T’es beau comme un dieu, mon amour. Le poil lustré et l’œil vif ! Mais Maman prendra garde la prochaine fois de ne pas laisser son bébé chéri aux mains d’une citadine… »
Mathilde ouvre un œil, puis deux. Assise sur la table basse, à la lumière de la lune, il y a la jeune femme du supermarché avec son sombrero multicolore. Elle tient Freddie sur ses genoux, l’embrasse, le caresse… Puis elle avise la maîtresse des lieux réveillée.
« T’es encore là, miss ? Plus pour longtemps, fais-moi confiance… »
Elle lui adresse un sourire diabolique, puis soulève Freddie à bout de bras et le dépose sur la poitrine de Mathilde. Au clair de la lune, Mathilde entrevoit les pattes palmées de l’ornithorynque, aux extrémités pointues et luisantes… Sa bestiole adorée lui griffe la clavicule, elle ressent une chaleur terrible puis un froid intense, et enfin elle perd connaissance…