Salve de plumes

Lors d’une promenade en forêt, Mathilde a trouvé un œuf magnifique, comme elle n’en avait jamais vu : gros, lisse, et brillant de mille reflets jaunes et orangés. Ne sachant quel oiseau a pu pondre un œuf pareil, elle l’a ramené chez elle et posé sur son bureau. Mais, pendant la nuit, elle est réveillée par une étrange lueur. Stupéfaite, elle s’aperçoit que son œuf est enveloppé de flammes bleues. Des flammes froides, qui ne brûlent pas ! Hypnotisée, elle s’approche de l’œuf qui se fendille. Et quand le haut de la coquille se détache soudain, elle ne peut réprimer un cri de surprise quand elle voit sortir un oiseau au bec, pattes et ailes d’airain. Cet étrange animal était également doté de plumes en bronze, aussi tranchantes que des couteaux. Il était titanesque, si impressionnant qu’un aigle. Cette singulière créature s’adressa alors à la jeune fille.

– « Mes salutations, belle demoiselle, pouvez vous m’ouvrir la fenêtre s’il vous plaît ? Je n’en ai pas pour longtemps, juste quelques minutes pour me restaurer.

 

– Bonjour ! Oh Monsieur le Phoenix, ne vous dérangez pas, restez avec moi, je vais vous trouver des miettes de pain dans la cuisine si vous voulez ! »

A ces mots, l’animal s’indigna et expliqua à la jeune fille que le Phoenix ne pond pas d’œuf puisqu’il renaît de ses propres cendres. Il répondit aux diverses interrogations de Mathilde et lui apprit qu’il était un oiseau du lac Stymphale. Tout le monde les croyait tous disparus mais Hercule, lors de son travail d’extermination des oiseaux d’Arès, Dieu de la guerre, avait omis de casser les œufs. Ces créatures maléfiques tuaient hommes et animaux en leur lançant une grêle de plumes de bronze. De plus, leurs fientes empoisonnées détruisaient de nombreuses récoltes.

Pétrifiée par ce qu’elle venait d’entendre, Mathilde prit conscience qu’elle risquait de mourir à tout moment et qu’elle mettait ses proches en grave danger si elle le gardait chez elle, elle redoutait ses festins de chair humaine. Elle s’imaginait déjà dévorée et refusait de prendre ce risque insensé. Le volatile la rassura en lui promettant qu’il ne lui ferait aucun mal, ni à elle ni à ses proches, à partir du moment où tout se passait comme il l’entendait. En attendant, il souhaitait sortir immédiatement afin de répondre à son besoin urgent de protéines. Il promit de revenir le lendemain vers seize heures.

Mathilde ouvrit alors la fenêtre et laissa l’oiseau s’envoler avant de regagner son lit. Bien qu’épuisée, elle ne tomba pas dans les bras de Morphée ; sa conscience lui ressassait que quelqu’un allait trépasser par sa faute. Quelle mouche l’avait piquée pour qu’elle ramène cet œuf chez elle ? Et quel diable avait pu prendre possession de son esprit pour qu’elle écoute cet animal aveuglement et qu’elle le laisse s’échapper ? Désormais il était trop tard, elle ne pouvait pas le rappeler. La jeune fille passa ainsi une nuit blanche en proie aux doutes et interrogations.

Le lendemain matin, elle descendit au salon avant de prendre son petit-déjeuner et tomba sur La Voix du Nord posée sur la table. Un grand titre annonçait une mort mystérieuse à Hallennes-les-Haubourdin, une femme d’une trentaine d’année, maman de deux jeunes enfants, avait été retrouvée sur la place George Demelemester le corps déchiqueté. L’inspecteur en charge de l’enquête suspectait une attaque de rapace mais n’éloignait pas la piste criminelle d’autant qu’il avait retrouvé trois plumes en bronze sur les lieux du drame. Mathilde se sentit immédiatement coupable et blêmit. Son père, présent dans la pièce, vit son trouble et lui demanda des explications. Elle lui confia son histoire mais il ne la prit pas au sérieux. Il lui sourit en lui demandant d’oublier cet affreux cauchemar. La journée passa, longue et douloureuse pour Mathilde qui craignait d’une part d’être punie par la justice en qualité de propriétaire de l’oiseau et qui d’autre part redoutait l’avenir.

Comme garanti la veille, la créature revint en fin d’après-midi. L’adolescente était déterminée à ne pas ouvrir la fenêtre à cet être sanguinaire. Mais il frappait tant le carreau de ses ailes de métal qu’elle dut cependant s’y résoudre. Elle lui fit part de ses craintes et de son mal-être mais l’oiseau se moqua d’elle et lui répondit qu’elle était ridicule et qu’elle ne pouvait lutter contre les pouvoirs maléfiques qui l’animaient. Forte de la promesse qu’il lui avait faite la veille, elle décida de le séquestrer en guise d’assurance contre ses méfaits. Elle regagna sa famille pour le repas et tard dans la nuit rejoint son lit.

L’oiseau de Stymphale semblait endormi, elle se rassura, son plan fonctionnait, il ne sortirait pas ce soir et son repos serait serein.

A peine eut-elle fermé les yeux qu’elle sentit les ailes de l’oiseau caresser son visage. Elle n’osait pas bouger d’autant que les pattes acérées de ce diable pinçaient son abdomen. Elle savait qu’il la fixait. Elle sentit un vent de panique l’envahir. Un frisson glacial parcourut sa colonne vertébrale. Son souffle se fit court. Sa gorge se resserra. Elle s’apprêtait à ouvrir les yeux lorsqu’elle sentit la lame froide de la queue de l’oiseau frotter contre sa gorge. Elle devinait le bec du carnassier contre son nombril. C’est alors qu’elle entendit un sifflement semblable à celui d’une lame métallique fendant l’air à toute vitesse. Une plume vint se planter tellement près de son oreille qu’elle perçut le souffle de l’air balayé par ce projectile. Elle eut l’impression qu’une odeur de souffre envahissait sa chambre. Elle sentait son cœur battre dans ses tempes. Elle ne savait pas précisément où était posé ce monstre tant des sensations diffuses se répandaient sur tout son corps. Elle pensait sa dernière heure venue mais n’osait pas hurler de peur de la réaction que cela entraînerait chez l’animal. Elle préféra affronter ce démon et écarquilla les yeux. Le regard de l’oiseau la transperça et il lui susurra que si elle n’obéissait pas au moindre de ses ordres, elle souffrirait le martyre. Elle se leva et le laissa donc s’envoler en appréhendant déjà les conséquences de cet acte.

A son réveil, le lendemain, Mathilde se précipita sur le journal local et y découvrit un autre drame. Cette fois, le rapace s’était attaqué à un homme d’affaires alors qu’il rentrait chez lui. Des plumes de bronze jonchaient de nouveau le sol et une enquête criminelle avait été lancée. La jeune fille se sentait de plus en plus attristée, fautive et vulnérable. Elle hésitait à aller se dénoncer à la police. Elle savait pertinemment qu’ils trouveraient son histoire puérile et que leur réaction serait semblable à celle de son père ; ils ne la prendraient pas au sérieux, et peut-être même, pire, ils l’interneraient.

En écoutant la conversation de ses parents dans la cuisine, elle apprit que le potager de son père semblait avoir été saccagé. De nombreuses plantes avaient dépéri, particulièrement sous la fenêtre de la chambre de leur fille. Des cercles de cinquante centimètres de diamètre avaient été comme dessinés à l’herbicide. La jeune fille n’osa pas les interrompre pour leur révéler la vérité, elle les laissa à leur discussion en espérant ne pas être punie pour la fâcheuse coïncidence de l’emplacement des végétaux moribonds. Elle n’y tenait plus. Les idées noires se bousculaient dans sa tête, elle ne pouvait plus vivre ainsi entre peur des actes de son oiseau, culpabilité d’avoir ramassé cet œuf et crainte de la suspicion des adultes. Elle ne pouvait en parler à personne sans passer pour une demeurée.

Les drames se succédèrent encore deux nuits, laissant Mathilde de plus en plus démunie face à la situation. Cet oiseau avait déjà tué neuf personnes et détruit plusieurs cultures. Elle ne savait plus à quel Saint se vouer quand elle se leva un matin et attrapa machinalement le quotidien pour se mettre au courant des nouveaux crimes commis par sa faute. A la une, un titre surprenant la soulagea, « Un aigle métallique décapité ». Elle lut l’article avec empressement et découvrit que lors de son attaque de cette nuit là, le diable d’oiseau de Stymphale avait probablement été victime d’une rafale qui avait retourné sa salve de plumes contre lui-même. L’inspecteur en charge de l’enquête était à présent à la recherche du scientifique qui avait conçu cet engin de guerre qu’il croyait télécommandé. Mathilde, rassurée, se sentit désormais hors de danger car aucun enquêteur, cartésien par nature, ne pourrait croire à son histoire. Alors qu’elle reposait le journal sur la table du salon, son père lui sourit et lui demanda de lui pardonner de ne pas l’avoir crue.