Délivrances
La vieille porte en ferraille grinça lorsque je la poussai. La serre de grand-mère était parfaitement inondée par le soleil, si bien qu’il y régnait une chaleur étouffante. Je bloquai la porte d’entrée avec une cale. Ma cousine Aline courut ouvrir celle du fond. Le vent s’engouffra rapidement, créant des courants d’airs et faisant baisser la température de quelques degrés. Des carrés de fleurs rouges, bleues, violettes, oranges, roses, blanches et jaunes se côtoyaient dans de grands bacs de jardinage surélevés et bien alignés, donnant l’impression d’un patchwork végétal. En dessous trainait tout un tas de boîtes hermétiques contenant du matériel utile, tel que des sécateurs et des pots, mais également des fournitures plus étranges, comme de l’encens et des bougies. Le système d’arrosage automatique fonctionnait encore. Des brumisateurs vaporisaient régulièrement de fines gouttelettes d’eau au-dessus de certaines plantes. Au sol, de nombreuses flaques rendaient la tomette ocre glissante. Au fond, près de la porte, se trouvait le bureau de mamie composé d’une table, de deux chaises en fer forgé, d’une petite console sur laquelle reposait un tourne-disque et de deux étagères remplies de calepins et de préparations de plantes séchées en tout genre. Des oiseaux passaient de temps à autre au dessus de la verrière. Rien d’autre ne bougeait à l’extérieur. La propriété se dressait au milieu de nulle part. Aline éternua. Elle était allergique au pollen, au grand dam de notre grand-mère qui s’était passionnée pour les fleurs durant toute sa vie.
Mamie était morte depuis une semaine. Ni mes parents, ni ceux de ma cousine n’avaient eu le courage de venir trier ses affaires. Aline et moi nous étions donc portées volontaires. Mais, à présent que je sentais le parfum mélangé des fleurs, l’odeur inoubliable de grand-mère, la tristesse m’envahit. Nostalgique, j’avançais doucement. Aline fouillait déjà le bureau. Elle y trouva un carton de vieux disques vinyles. Elle en mit un dans le tourne-disque et un rythme entrainant de jazz retentit dans la serre. Son odeur de fleurs et sa musique préférée, j’eu brusquement le sentiment que mamie nous couvait de son regard profond. Émue, je m’arrêtai. Aline avança vers moi et colla son front au mien, une habitude entre elle et moi qui nous apaisait toujours. Ses cheveux châtains se mélangeaient à mes cheveux bruns. Ses yeux, verts et malicieux, plongeaient dans les miens, noirs et mystérieux. Nos respirations se callaient l’une sur l’autre.
— Ne t’en fais pas Noémie, me consola-t-elle. J’ai prévu de quoi nous donner du courage. Ne nous laissons pas abattre ! Grand-mère aurait détesté qu’on le fasse.
Elle sortit de son sac une bouteille de vin blanc ainsi que deux verres et nous servit. Je bus une grande gorgée avant de commencer le rangement et sentis un peu de force me revenir. Pour trier, il s’agissait de ne pas trop réfléchir. Chaque objet, chaque plante et chaque morceau de papier nous évoquaient des souvenirs. Pourtant il fallait faire des choix, jeter ou garder. Quel laborieux travail de classer la vie entière d’une personne aimée ! Néanmoins les boîtes de mamie se vidaient, la bouteille également. Bientôt Aline en déboucha une autre. L’alcool était doux et fruité, parfait pour prendre par surprise et enivrer. En un rien de temps, je marchais de travers et riais pour un oui ou pour un non. Aline s’était mise à danser. Si nos parents nous voyaient ainsi, avinées sur la propriété de mamie, ils seraient sans doute légèrement indignés. Les grillons s’étaient mis à chanter. Le soleil avait entamé sa descente. La lumière avait presque disparu lorsque notre labeur s’acheva. Avant de nous attaquer au bureau, j’allumai des bougies disposées tout autour. Aline sirotait son verre en feuilletant des carnets.
— Noémie, tu te souviens des histoires étranges que nous racontait mamie ? Et bien, je crois qu’elle était réellement une sorcière, me dit-elle, d’une voix déformée par l’ébriété.
Je regardai par dessus son épaule, collant ma poitrine et mon ventre contre son dos. Le vin nous avait donné chaud. Nous avions jeté nos chemisiers sur une petite armoire d’apothicaire dans un coin de la serre. Le débardeur en coton que je portais devenait tout de même légèrement insupportable. Nous lûmes plusieurs pages du carnet détaillant divers rituels. Les ingrédients énumérés étaient présents sur les étagères.
— Veux-tu en essayer un ? Me proposa ma cousine.
Prenant pour excuse le rangement qui nous attendait encore, je m’éloignai. Elle insista, pleurnichant comme quand nous étions enfants et que je ne voulais pas jouer aux jeux qu’elle me proposait. Soudain, oubliant ses larmes de crocodile, elle s’exclama avoir trouvé le rituel parfait.
— Le vœu de renaissance : recommencer à zéro en gardant les expériences acquises, quoi de mieux pour rattraper ses erreurs, parcourut-elle à haute voix. Il faut, grâce à quelques ingrédients, rendre magique une simple feuille de papier.
Elle continua de lire pour elle-même. Un frisson me parcouru la colonne vertébrale.
— C’est très facile. En fait, c’est comme faire un gâteau, finit-elle par me déclarer. Écoute ! À la fin cela dit : écrivez avec votre sang la date à laquelle vous voudriez recommencer votre vie. Allez, Noémie ! Je suis sûre que tu saurais quoi en faire de ce rituel.
Je ne croyais pas à la magie. Pourtant Aline avait vu juste. Un léger espoir vibrait en moi. Je n’avais même pas à réfléchir pour choisir une date. Un jour me hantait depuis déjà quinze ans : la naissance de Rose, ma fille ainée. Pouvoir revivre ma première maternité en effaçant mes erreurs était mon souhait le plus cher. Dès ses premiers jours de vie mon bébé avait été malade : pleurs incessants, vomissements, diarrhées, eczéma, infections, œdèmes, malaises, détresses respiratoires,… Néanmoins peu de médecins avaient été à notre écoute. Ils s’étaient contentés de soulager les symptômes sans en chercher la cause. Mon mari avait trouvé refuge dans son travail. Moi, j’avais sombré dans une dépression profonde et destructrice. Si nous avions été moins faibles, notre vie aurait pu être différente. Oui, s’il fallait que je recommence une partie de mon existence, ce serait celle-là. Je récupérerais ces années qui nous avaient été cruellement volées. Désormais Rose, mon mari et moi-même nous portions merveilleusement bien. Pourtant cette période avait laissé une plaie béante dans mon cœur.
Aline avait déjà attrapé une feuille de papier et commençait à chercher les ingrédients sur l’étagère.
— Allez on essaye ! Quelle date choisis-tu ? Me demanda-t-elle interrompant le cours de mes pensées.
— Pourquoi moi ? Maugréai-je.
— Écoute ! Il faut se couper l’intérieur de la main gauche. Moi, j’en suis bien incapable.
Je tressaillis légèrement. D’aussi loin que remontaient mes souvenirs, grand-mère avait toujours eu une cicatrice traversant sa paume gauche.
— Allez ! On va s’amuser ! Reprit Aline.
— Je ne savais pas que s’entailler la main était plaisant. Tu as de drôle de passe-temps !
— Oh ! Tu as accouché trois fois. Tu ne vas pas me dire qu’une petite coupure te fait peur !
Je fis la moue.
— Ne me dis pas que tu crois en la magie ! Se moqua-t-elle, hilare.
— Non ! Bien sûr que non ! Objectai-je.
— Bah alors ! Qu’est-ce qui t’empêche d’essayer ?
Elle traversa la serre, m’attrapa par le bras et me guida vers le bureau. Je saisis une des deux chaises et la traina jusqu’à moi. Le bruit du métal frottant la tomette résonna. Je m’assis. Aline avait pris la trousse de premiers secours de mamie. Nous avions toujours pensé qu’elle était utile pour les petits accidents de jardinage. Mais finalement n’était-elle pas nécessaire à d’autres activités plus clandestines ? Ma cousine suivit la recette à la lettre. Elle frotta plusieurs herbes sur la feuille, en formant des cercles, ou des lignes. Puis elle me saisit fermement la main gauche et y déposa un mélange de plantes et de fleurs séchées. Elle me força à fermer le poing. Les pétales, les tiges et les feuilles se broyèrent sous mes doigts. Elle compta jusqu’à cinq avant de me demander de le rouvrir et souffla sur les résidus de végétaux qui s’envolèrent, libérant leurs douces odeurs. Je reconnus un peu de lavande. Mais cela s’évapora trop vite pour que je puisse en distinguer d’autres. Elle attrapa un couteau qui traînait sur le bureau, murmura, si doucement que je ne compris pas les mots prononcés, et me trancha l’intérieur de la main. Je sentis la brûlure de la lame séparer en deux ma peau puis la chair en dessous. Je sursautai en grimaçant. Ma cousine, enivrée par le vin, rit et me réprimanda; alors même qu’elle aurait été bien incapable de subir ce qu’elle venait de me faire. Le sang ne tarda pas à affluer. Une odeur métallique envahit l’atmosphère. Elle tourna ma main au dessus d’un bol en céramique pour le recueillir. Il me parut couler à une vitesse incroyable. Pourtant l’entaille n’était pas si profonde. Refusant toujours de croire à la magie, j’accusai mon imagination. Aline semblait vraiment s’amuser. Affaiblie par le vin, je n’avais pas la force de protester.
— Je pense que ça suffira, déclara-t-elle avant de retourner ma main vers le ciel et de souffler dessus.
Le flux s’écoulant de la blessure sembla ralentir. Elle mit une compresse sur la plaie et l’enroula de sparadrap avant de me tendre la plume de calligraphie de grand-mère et la feuille qu’elle venait d’ensorceler. Je levai les yeux au ciel en les attrapant. Aline m’avait toujours poussée à faire des choses ridicules. Celle-là était bien la pire de toutes. Je notai : 26 août 2000. Soudain les portes que nous avions laissé ouvertes claquèrent et les flammes des bougies furent soufflées. Ma cousine poussa un petit cri aigu et alluma la lampe de son téléphone. Je ne pus m’empêcher de rire. Quelle froussarde ! Ce n’était qu’un courant d’air. Il n’y avait aucune autre explication rationnelle. Mais brusquement, mon ventre se tordit. Je pivotai sur ma chaise et vomis par terre. Aline sourit en me disant que j’avais trop bu. La tête me tournait. Je me levai et titubai en direction de la porte la plus proche. Avant que je ne parvienne à l’atteindre, les mèches des bougies s’enflammèrent les unes après les autres. Je m’arrêtai net, surprise. Aline se mit à trembler. Mon ventre se contracta encore. Je pris de longues et profondes inspirations. L’intensité et la douleur augmentaient sans discontinuer. Quand je crus être déchirée en deux mon supplice commença à faiblir. C’était comme gravir une montagne puis la redescendre. Le calme revint dans mon corps. Je demandai à boire à ma cousine. Elle me tendit un verre de vin. Je le portai à mes lèvres et recrachai son contenu aussitôt. Énervée, je réclamai de l’eau. Elle courut jusqu’à son sac et en sortit une bouteille. Elle vida mon verre et le rinça avant de le remplir à nouveau. Je lui arrachai des mains et le descendit d’une traite. L’eau était chaude mais elle combla ma soif. Mon ventre se contracta de nouveau. Je tombai en avant, lâchant le verre qui se brisa. Mes mains se plaquèrent contre la porte. Je geignais à mesure que la contraction s’intensifiait.
J’étais malmenée comme dans la dernière ligne droite d’un accouchement, m’accrochant parfois à un bac de fleurs pour m’accroupir et bouger mon bassin. La douleur était plus supportable dans cette position. Je poussais des râles graves et inquiétants. Quand le calme revenait, je marchais entre les allées essayant de profiter de l’accalmie. Puis la tempête repartait et je retrouvais asile suspendue à ces pots de fleurs. Aline se décomposait à chacune de mes respirations. A un moment, elle me demanda d’arrêter de lui faire peur. Mais je ne jouais pas. L’ivresse d’un soir me faisait-elle délirer ou bien le rituel progressait-il réellement en moi ? Elle vint à ma hauteur et m’éclaira. Je repoussai son téléphone. Néanmoins elle eut le temps de voir mon visage et comprit. Lors de la naissance de ma benjamine mon mari avait été bloqué dans les embouteillages et ma cousine m’avait donc assistée. Elle murmura :
— Tu avais la même tête à la naissance d’Éline. Bon sang… le rituel fonctionne !
Je savais ce qu’était d’accoucher d’un bébé d’environ trois kilogrammes. J’en avais mis trois au monde, dont deux sans péridurale. J’avais laissé mon corps libre d’agir selon sa propre volonté. J’avais été totalement sauvage, animale, conquérante et fière. Cependant je n’avais aucune idée de ce que ce serait d’accoucher de moi-même. Les contractions se transformèrent rapidement en un feu remplissant mon ventre et consumant le reste de mon corps. La brûlure dévorait mes muscles, mes tendons, mes veines et mes organes. Je m’agrippais toujours aux bacs. En vain, plus rien ne me soulageait. La souffrance ne me laissait aucun répit. Je rageais contre moi-même de m’être laissée influencée et d’avoir consenti à ce rituel. La nuit était totalement noire, pas une seule étoile, ni même un quartier de lune. À la lueur des bougies, je combattais la douleur. Je refusais de lâcher prise. Je laissais la peur et mes doutes me contrôler. Les vomissements reprirent. La coupure dans la paume de ma main irradia comme pour me rappeler que j’avais choisi de faire ce vœu. Pour preuve, je l’avais scellé avec mon sang. Aline ne savait pas quoi faire. Alors elle reprit le carnet et me lut un passage.
— Ne combattez pas la douleur. Faites d’elle une alliée.
Je me précipitai vers une des deux portes, sans savoir si c’était celle de devant ou celle de derrière. Mon esprit était complètement déconnecté de la réalité. J’actionnai la poignée. La porte grinça et je sortis de la serre. Aline me suivit. J’ôtai mes chaussures pour sentir la douceur de l’herbe humide sous mes pieds. A l’avant de la propriété, il y avait la demeure de mamie, grande et ancienne, et un luxuriant potager. Le parfum des pierres tièdes se mélangeait à celle des plantes et des légumes. Au fond du terrain il y avait un bois. J’arrivais à sentir l’odeur de la mousse, à entendre le rythme cardiaque des animaux et à percevoir le frottement des insectes nocturnes sur l’écorce des arbres. Bientôt mes vêtements semblèrent me brûler et pénétrer ma peau. Je les enlevai un à un. Mes os se transformèrent en lames acérées. Je continuais d’avancer. Aline pleurait derrière moi en s’excusant. Elle avait dû dessoûler brusquement. Malgré toute cette folie, cette pensée me fit sourire. Puis je me souvins du dernier passage qu’elle m’avait lu. Je m’arrêtai alors, fermai les yeux et pris une grande inspiration. Je ne lutterais plus. Je laisserais les vagues douloureuses malmener mon corps. Elles se déchainèrent et je perdis la notion du temps.
Après ce qui me sembla une longue agonie, Le feu devint encore plus insoutenable et ravageur. J’allais mourir. J’en étais persuadée. Je tombai à genoux, prise de spasmes. Mon premier réflexe aurait été de résister une nouvelle fois. Mon esprit voulait tout contrôler. Mon cœur désirait lâcher prise. Mon instinct était perdu entre les deux. Aline s’agenouilla en face de moi. Je m’accrochai à son cou, un peu comme je pouvais, pour y trouver du réconfort. Elle m’enlaça. Je calai ma tête dans le creux de son cou. Elle m’encouragea à travailler avec mon corps et non pas contre lui. À ce moment précis, mon instinct choisit mon cœur. La femme civilisée en moi s’endormit. Je me mis à hurler. Je m’abandonnais à la folie du moment. Je devenais animale, féminine et sauvage. J’accueillis la douleur comme une libération. Elle rayonna en moi comme pour me posséder. Elle n’oublia aucun recoin de mon être. Elle apprit tout de moi et s’acharna jusqu’à ce que je consente à ma propre mort. Le silence de la nuit engloutissait mes cris. J’étais désespérée. Je souhaitais qu’on m’achève. Mais, dans ce lieu isolé, mes hurlements n’étaient perçus que par Aline.
Puis, ce fut inespéré. Le calme et la sérénité s’emparèrent de moi. Je me libérai de l’étreinte de ma cousine pour la regarder droit dans les yeux. Elle pleurait. Je lui souris. J’entendais les battements de son cœur, sa déglutition, les larmes glissant sur ses joues, ses cheveux châtains dansant sous la légère brise d’été,… Je ressentais la terre vibrer sous mes jambes. Le soleil, la lune, l’univers et chaque être vivant étaient connectés ensemble. Je percevais la croissance des brins d’herbe autour de moi. Je flottais dans le temps, l’espace et la matière. Je compris que la renaissance était sur le point de s’achever. Bientôt, je retournerais dans le petit appartement de trois pièces où nous vivions à l’époque. L’arrivée de Rose serait imminente. Je ne doutais pas qu’elle bouleverserait ma vie et s’emparerait de mon cœur pour l’éternité. Rien ne pourrait changer cet amour que j’avais toujours éprouvé pour elle. Néanmoins cette fois mon corps aurait vingt-cinq ans et mon esprit quarante. Je saurais prendre soin de nous pendant la naissance puis après. Dorénavant je connaissais les spécialistes compétents pour faire diagnostiquer sa maladie le plus tôt possible. Avec un traitement immédiat, je pourrais simplement être une mère, presque comme les autres.
Je me mis à pleurer. Aline essuya mes larmes en s’excusant de nouveau.
— Non ! Ne t’inquiète pas, la rassurai-je. Ce sont des larmes de joies. Je vais pouvoir revivre ces années pleinement. Je vais me battre. Rose aura enfin la mère et l’enfance qu’elle mérite. Merci infiniment, du fond du cœur. Je t’aime.
La douleur revint. Elle monta doucement. Je m’accroupis me cramponnant à mon Aline, la sœur que je n’avais jamais eue. La souffrance explosa. J’eu le sentiment d’éclater en mille morceaux, éparpillés dans l’espace. Mon cœur avait cessé de battre. Mon esprit et mon âme s’étendaient dans l’infini. La terre ne m’abritait plus. Existait-elle encore ? L’air avait disparu. Les étoiles m’accompagnaient. Le silence absolu autour de moi aurait dû me faire peur. Cependant j’étais incapable de ressentir la moindre émotion. Je flottais dans le néant. La quiétude régnait. Étais-je morte ? Je n’eus pas le temps de répondre à cette question. Un souffle ramena chaque morceau de mon être en un point. Peu à peu je réintégrais mon corps. Une lumière aveuglante remplaçait les étoiles. Ma poitrine manqua d’exploser lorsque mon cœur se remit à battre. Une légère brise se souleva. Mes poumons me brulèrent brutalement. Je respirais de nouveau. Brusquement je tombai, si vite qu’un vent violent me fouetta le visage. Parfois je me cognais aux parois d’un tunnel invisible.
Au bout de ce qui me paru de très longues heures, ma chute ralentit enfin. J’atterris délicatement dans un lit, mon lit. J’étais presque nue. La chaleur était suffocante. Un drap léger collait à ma peau. Du bout des doigts, j’effleurai la paume de ma main gauche. Une grande cicatrice la traversait. A coté de moi, j’entendais les ronflements de mon mari. Je glissai ma main dans la sienne. A mes pieds je sentais une boule de chaleur, le chat assurément. Dehors le vent soufflait. Les branches d’arbres grattaient aux volets. Je caressai mon ventre. Rose ondula sous ma main. Je pris le temps de savourer cette symbiose avec mon bébé. J’avais l’impression d’avoir fait un étrange rêve ayant duré quinze années. Néanmoins la cicatrice au creux de ma main me prouvait le contraire. Le rituel avait fonctionné. J’étais revenue dans le passé.
Dans quelques heures, je revivrais mes premiers instants de maman. Il me fallait dormir pour ménager mes forces. Toutefois, avant de sombrer dans un profond sommeil, je me remémorai les élucubrations de grand-mère sur les plantes, les remèdes et les rituels. Aline et moi les prenions pour les bizarreries d’une vieille femme pleine de superstitions. Mamie se plaignait souvent que ni ma mère ni ma tante n’avaient voulu apprendre d’elle, que l’héritage familial allait se perdre et que le dernier espoir que nous avions représenté, Aline et moi, n’avait été qu’une chimère. Heureusement je savais désormais qu’il se cachait plus qu’une douce folie derrière ces paroles. J’étais revenue pour une revanche personnelle sur ma propre vie. Cependant je réalisai que mon existence entière était vouée à changer radicalement. J’avais une décennie et demi pour apprendre et comprendre l’essence même de ma famille. Je pousserais Aline à me suivre. Après tout, elle devait être faite pour la magie. Son premier sortilège avait fonctionné à merveille et m’avait accordé le plus cher de mes désirs.
Je laissai ma main sur mon ventre et m’endormis bercée par les mouvements de mon bébé.